Plusieurs chefs d’Etat ayant conduit leurs pays à l’indépendance ont été renversés par des coups d’Etat militaires. En 1965, Ahmed Ben Bella de l’Algérie est demis par son ministre de la Défense, un an après le régime de Kwame Nkrumah du Ghana tombe et, en 1968, le Mali enregistre son premier coup de force.
Le président Modibo Kéita est arrêté par le Comité militaire de libération nationale (CMLN). Ces coups d’Etat serviront de leçon au dictateur guinéen Ahmed Sékou Touré. Il en tire tous les enseignements et neutralise un à un tous les officiers, les hommes politiques influents et les intellectuels chevronnés à l’image de Diallo Telli, susceptibles de le contrarier. Jusqu’à sa mort en mars 1984, il demeurera dans ce concept de complot perpétuel pour asseoir son autorité et entretenir son régime. Aujourd’hui, nous revenons sur l’arrestation du père de l’indépendance du Mali, le président Modibo Kéita. Qu’est-ce qui s’est passé ce 19 novembre 1968 ? Les promesses du CMLN ? Ses reproches au régime de l’ex US-RDA ? Pourquoi les militaires n’ont pas respecté leurs promesses de retour dans les casernes ?
l ressort de nos investigations que le lieutenant Moussa Traoré n’est pas l’instigateur du coup d’Etat du 19 novembre 1968. Après la disqualification des hauts gradés, et face au refus du chef d’Etat-major, le colonel Sékou Traoré, de porter le chapeau, le choix s’est porté sur le capitaine Sory Ibrahim Sylla. Lequel aurait tenu des propos non rassurants. Finalement, les putschistes se sont dit que le lieutenant Moussa Traoré a les atouts requis pour prendre la tête du mouvement. L’idée de la destitution du président Modibo Kéita est mûrie par trois jeunes officiers : le capitaine Sory Ibrahim Sylla, les lieutenants Youssouf Traoré et Mamadou Sanogo. Chaque fois qu’ils avaient le temps, ils discutaient de la vie de la nation. A l’époque, le lieutenant Moussa Traoré servait à Kayes.
Après les pelotons 1 et 2 à Ségou et Gao, ils décident de passer à l’offensive. Ils touchent des camarades en qui ils ont confiance, dont Moussa Traoré. A cette phase, le risque est grand, d’autant plus que certains, notamment le chef d’Etat-major (CEM), le colonel Sékou Traoré, les lieutenants Ousmane Coulibaly et Alou Traoré ont désapprouvé l’action.
Le CEM informe même le ministre de la Défense, et une réunion d’urgence est convoquée à Kati. Le colonel Sékou dénonce l’action des jeunes et leur demande de patienter. Après cette rencontre entre officiers, les conspirateurs comprennent que la menace est réelle et ils donnent des consignes : abattre à domicile tout suspect au-delà de minuit. Le slogan est clair « mieux vaut mourir que de se laisser prendre comme un mouton ». Malgré la confirmation d’un coup d’Etat en gestation, le pouvoir, au lieu d’être en état d’alerte maximale, n’entreprend rien pour traquer les auteurs. Il paie cash son laxisme et sa négligence le 19 novembre 1968. Le président Modibo Kéita, au retour d’un voyage à l’intérieur du pays, est arrêté sur la route de Koulikoro.
L’arrestation du président Modibo Kéïta
Le 19 novembre 1968 la ville de Bamako se réveille sous une atmosphère timide. Ses points névralgiques sont occupés par des blindés militaires. Au quartier des miliciens d’habitude ambiant, il règne un silence de cimetière. Au même moment, le président Modibo Kéita est en tournée à l’intérieur du pays. Entre-temps des officiers de l’armée malienne conspirent. Qu’est-ce qui s’est passé ce jour de 19 novembre 1968 ?
De crainte de déformer l’histoire, nous donnons la parole à un des acteurs clés de ce grand événement, le capitaine Soungalo Samaké. A propos de l’arrestation de feu le président Modibo Keïta, il dit ceci dans son livre « Ma vie de soldat » : « Dans la nuit du 17 novembre 1968, les lieutenants Moussa Traoré, Kissima Doukara et Youssouf Traoré sont venus dans l’Ami-6 de Kissima. Ils ont garé le véhicule dans un coin vers le célibaterium, et m’ont demandé si je suis prêt ? J’avais la compagnie para en mains et je m’étais préparé en conséquence. C’est là qu’ils ont fixé le jour et l’heure du commencement des opérations. Moussa me dit : «Soungalo, le président Modibo doit débarquer à Koulikoro à 9 heures, avant qu’il ne mette pied à terre, il faut le prendre. Il n’y a pas d’officier qui va avec moi ? Il y a Tiécoro, partez avec lui’. Baba Diarra aussi a été désigné non comme combattant mais comme éventuel dépanneur des chars qui nous transportaient. Donc j’étais dans la première automitrailleuse, Tiécoro la deuxième et Amadou Baba Diarra dans la troisième. Quand nous avons dépassé Massala, j’ai vu devant nous un nuage de poussière. Je me suis dit que c’était le convoi de Modibo qui arrivait. Il fallait donc qu’on fasse quelque chose. Baba Diarra a demandé qu’on mette les automitrailleuses en travers pour couper la route. J’ai ordonné aux hommes de se coucher à droite dans le bas côté de la route, les armes en joue. Quand la délégation va buter sur les chars, je l’arrêterai. Si on me tue, vous tirez. Mais tant que je ne suis pas mort, ne tirez pas.
Si Moussa Traoré dit qu’il a fait un coup d’Etat sans effusion de sang, c’est moi qui me suis sacrifié. J’ai donc arrêté le convoi et donné l’ordre à tous de sortir des véhicules les mains en l’air. Celui qui tenterait le plus petit geste peut risquer sa vie. Quand le président Modibo Kéita est sorti les mains en l’air, Tiécoro est venu se mettre au garde-à-vous pour dire : «Voulez-vous vous mettre à la disposition de l’armée ?» J’ai dit, il n’y a pas de formule de politesse. Prenez-le, embarquez dans l’automitrailleuse. Et puis les soldats sont venus m’aider et nous l’avons embarqué dans l’automitrailleuse. Ouologuem est venu me dire, «S’il vous plait, est-ce que le président ne peut pas continuer dans sa voiture ?» Pas question !
On a conduit toute la délégation au siège du parti d’où Moussa Traoré nous a donnés l’ordre d’emmener Modibo au champ de tir de Kati. Pendant tout le trajet, Modibo est resté la tête baissée sauf au rond-point de Koulouba où aboutissent la route du Point G et celle de Kati. Là, il a levé la tête, a regardé dans la direction du palais jusqu’à ce que le véhicule accomplisse son virage. Puis il a repris la même posture. Quand on est arrivé au champ de tir, on lui a demandé de se mettre en tenue de milicien. Après Tiécoro Bagayoko lui a posé la question : «les Fily Dabo, Hamadoun et Kassoum ont été jugés par un tribunal populaire. Quelques temps vous les avez graciés. Et après vous les avez tués. Pourquoi ?»
– Je ne réponds pas à la question. J’ai appris la mort de Fily Dabo, Hamadoun et Kassoum à la radio comme n’importe quel citoyen.
– Moi j’ai dit président, vous n’êtes pas n’importe quel citoyen. Vous avez des détenus que vous avez graciés. Vous apprenez leur mort par voie de radio. Personne ne vous a rendu compte. Quelle a été votre réaction ? Il m’a regardé et dit : «Je ne réponds pas».
– Vous connaissez quelque chose. Vous apprenez la mort simultanée de gens que vous avez graciés. Il y a un gouverneur de région et d’autres autorités ? Personne ne vous rend compte et vous vous contentez d’avoir appris à la radio. C’est grave ».
Faudrait-il rappeler que le président Moussa Traoré dans une interview accordée à Ibrahim Baba Kaké de RFI en 1988 (dans l’émission Mémoire d’un continent) à la faveur de l’anniversaire des 20 ans de son pouvoir, affirmait que Modibo Kéita a été mis aux arrêts par le sergent Binkè Traoré. Ce qui contredit les premiers rôles joués par Tiécoro et Soungalo Samaké. En son temps, Moussa disait que Binkè est devenu par la suite aveugle et qu’il vit à Koutiala.
Ainsi prenait fin le règne du président Modibo Kéita, l’homme qui a conduit le pays à l’indépendance avec ses compagnons d’infortune : Seydou Badian Kouyaté, Drissa Diarra, Madeira Kéita, Mamadou Gologo, Gabou Diawara, Binkoro Coulibaly, Moussa Taty Kéita, Mamadou Diarrah, Jean-Marie Koné, Hamaciré N’Douré, Ibrahim Sall, Oumar Ly, Kanssoro Sogoba (chef de la milice), Mahamane Alassane Haïdara, Attaher Maïga, Dioukamady Sissoko. L’ancien président sera détenu dans différents lieux du pays jusqu’à son décès le 16 mai 1977 à l’âge de 62 ans. Ce qui a choqué l’opinion et surtout ses partisans, c’est le fait que les autorités militaires ont occulté son statut d’ancien président. Le communiqué lu sur Radio Mali disait : « Modibo Kéita, ancien instituteur à la retraite, est décédé des suites d’un œdème aigu des poumons ». Ainsi se referma définitivement la vie du père de l’indépendance.
Les raisons du coup d’Etat de 1968
Il est évident qu’aucun coup d’Etat militaire n’est gratuit. Au-delà des ambitions de ses auteurs, ils avancent dès les premières heures de leur action des arguments solides pour convaincre l’opinion nationale et la communauté internationale. Alors qu’est-ce qui a poussé des officiers maliens à déposer le père de l’indépendance malienne ?
Le colonel Youssouf Traoré, l’un des conspirateurs et membre influent du Comité militaire de libération nationale, disait ceci lors de son passage dans la rubrique « Que sont-ils devenus ? » : « Le régime de Modibo Kéita a eu la maladresse de commettre certaines erreurs qui l’ont décrédibilisé. Primo, la création d’une milice sous l’autorité de Koulouba fut plutôt un catalyseur du développement des contradictions sociales. Secundo, le coup d’Etat civil contre les institutions et le parti US-RDA qui a consisté à dissoudre illégalement les organes dirigeants de toutes les sections du parti, remplacés par les comités locaux de défense de la révolution. Au niveau national, le bureau politique de l’US-RDA fut dissout et remplacé sans congrès par un Comité national de défense de la révolution. A l’Assemblée nationale, le bureau fut illégalement dissout et remplacé par une Commission législative présidée Mamadou Diarrah de Koulikoro.
Mahamane Haïdara, le président fut destitué. Tertio, l’opération Taxi, conçue et réalisée pour moraliser la vie politico-économique, ne put paradoxalement résister à la cupidité et au banditisme des miliciens. En moins d’un an, tous les véhicules saisis en parfait état de marche (plus d’un millier) appartenant aux cadres politiques et administratifs, furent totalement dépouillés de toutes leurs pièces essentielles démontables (roues, batteries, moteurs, phares) par les miliciens et vendus sur le marché noir. Enfin, les obsèques du franc malien. Proclamé attribut de souveraineté nationale par le président Modibo Kéita pour motiver sa création, la courte histoire du franc malien fut écrite dès le départ par des arrestations, un tribunal populaire illégal, des condamnations arbitraires avant de se terminer dans les dunes de sable au nord par la liquidation physique des opposants par un peloton d’exécution ».
Les promesses tenues du CMLN
Les militaires dans leurs premières déclarations ont promis de retourner dans les casernes au terme d’un délai de six mois. Hélas ! Ils resteront pendant vingt trois ans. Ils se sont rétractés parce que selon le colonel Youssouf Traoré l’agitation des cadres de l’US-RDA ne rassurait pas ? Alors comment réaliser un tel projet et laisser le pays entre les mains des opposants qui pouvaient se retourner contre eux ? Une problématique qui explique tous les tenants et les aboutissants qui se sont passés entre novembre 1968 et mars 1991.
Entre-temps le CMLN vole en éclats avec les différentes arrestations opérées en 1978. Le colonel Youssouf Traoré, complice du président Moussa Traoré, finit par se sauver au risque de se faire prendre et subir le même sort qui a été réservé à ses compagnons du coup d’Etat de 1968.
Ironie du sort, Moussa Traoré aussi sera arrêté un 26 mars 1991.
- Roger Sissoko
Source : Aujourd’hui-Mali
